Brutalité visible et responsabilités obscures par Michel PIGENET (*)

A partir des heurts qui se sont déroulés lors du CCE d’Air France le 5 octobre, Michel Pigenet, professeur d’histoire contemporaine à Paris-1 et membre du Centre d’ histoire sociale du XXème siècle, modérateur de l’ Institut Cgt d’Histoire Sociale, revient sur les violences ouvrières et leurs causes réelles.
<< Les vidéos et les photos des incidents survenus à Roissy ont choqué et ému, suggérant un lynchage.les mots ont d'emblée accompagné le choc des images. Pour l'occasion, les voix et plumes "autorisées", hier bienveillantes envers les "bonnets rouges", ont offert un florilège de commentaires imprégnés de détestation syndicale et de racisme social. D'autres images montraient pourtant autre chose,telle cette séquence où une salariée d' Air France énumérait les sacrifices consentis à l'adresse de hauts cadres qui l'ignoraient. Pour beaucoup des manifestants de Roissy, cette morgue redoublait la violence des restructurations vécues au fil des ans que la direction semblait vouloir prolonger indéfiniment. Sans doute la dispersion syndicale cultivée par le management d' Air France, habile à jouer de rivalités aggravées par la variété des catégories, a-t-elle à voir avec les incidents.On touche là aux difficultés actuelles du syndicalisme à inverser la dégradation,au détriment du salariat, du rapport des forces sociales. L'observation déborde du cadre d' Air France. Les historiens lient le déclin des violences grévistes à l'intervention croissante des syndicats.La tendance n'exclut pas des écarts professionnels et des regains conjoncturels. La longueur des conflits, leur caractère défensif, l'obstination des employeurs ont toujours favorisé les réactions vengeresses que la professionnalisation du maintien de l'ordre et le poids de l’opinion publique contribuèrent à atténuer. L'idéologie a pu s'en mêler qui, du syndicalisme révolutionnaire au gauchisme des années 1968 en passant par l'activité communiste du début des années 1930 ou de guerre froide, érigeait la violence envoie privilégié de la lutte de classe. Disons-le, la violence des travailleurs à d'abord visé d'autres travailleurs, avant de s'exercer au contact des forces de l'ordre et plus rarement, contre la hiérarchie et les employeurs. Le principe de proximité expose davantage les "petits chefs" et les contremaitres que les ingénieurs et les patrons. L'atteinte aux biens l'emporte: vitres cassées, envahissements de lieux d'activité ou de résidence, parfois prolongés en saccages. La séquestration associé aux années 1968, remonterait au moins à 1921 où le directeur d'une usine de Troyes aurait été contraint d'éplucher des pommes de terre. La mort de Jules Watrin, sous directeur des mines de Decazeville, défenestré par des grévistes en janvier 1886, est passé à la postérité. Pour plusieurs années après les faits , le vocabulaire de la contestation sociales s'enrichit du verbe "watriner". Le Directeur des mines de Carmaux y échappe de peu.Le 15 aout 1892, à la suite du renvoi du secrétaire du Syndicat des mineurs, élu maire au grand dam de ses employeurs. Jean Jaurès, que les évènements avaient porté à la Députation, s'en souviendra le 19 juin 1906, au lendemain des grèves émeutières de mineurs.Concédant que "le propre de l'action ouvrière (...), lorsqu'elle s'exagère, lorsqu'elle s'exaspère, c'est de procéder(...) par la brutalité visible et saisissable des actes ", il opposera ce comportement à la responsabilité profonde et meurtrière des grands patrons, des grands capitalistes", qui"s’évanouit dans une sorte d'obscurité. Les temps et les faits n'ont rien de commun, mais le constat vaut toujours vaut toujours. Quant à l' écho du 5 octobre, dès le 8 les manifestants exhibaient des chemises déchirées auxquelles renvoyait la reprise par les employées en lutte d'un hôtel de luxe d'un succès des années 1980, "sans chemise, sans pantalon" >>
* Michel Pigenet à publier dernièrement avec Danielle Tartakowsky, « Histoire des mouvements sociaux en France de 1814 à nos jours », Paris,la Découverte, 2012.
On pourra retrouver cet article dans l’ Humanité Dimanche n° 21777 du 15 octobre 2015
légende photo rue des archives: A Decazeville, dans l’ Aveyron, en 1886, les émeutiers défenestrent Jules Watrin, sous -directeur de l’ usine.