
Par Pierre Largesse
Précédée d’une enquête parlementaire, la loi de 1841 limitant le travail des enfants est la première brèche dans le libéralisme intégral. Le Code Civil et le Code Pénal sont la loi. Jusqu’alors, le patronat avait un pouvoir absolu dans « son » entreprise. Des industriels-députés, s’y opposent : « le travail et le salaire résultent d’un contrat librement consenti entre le patron et son salarié ».
A la fin du XIXe siècle c’est grâce au combat des syndicalistes, des socialistes (pour une nouvelle société), des républicains de gauche (pour d’attacher les ouvriers à la République) que des lois sont votées. Le patronat dans la presse qu’il possède, dans les Chambres de commerce, s’y opposera avec pugnacité.
En 1898, au sujet de la loi des Trois-Huit, le Journal d’Elbeuf écrit « Quel besoin la loi a-t-elle de venir fourrer son nez pointu et biscornu dans les heures de sommeil ? C’est une théorie de la pire espèce, nuisible aux ouvriers, parce que des meneurs fainéants et débauchés l’auront fait admettre, vous serez en droit d’empêcher un ouvrier de travailler plus de huit heures ! Ce serait pour la classe ouvrière le commencement d’une misère épouvantable. »
En 1887, des manufacturiers qui obligeaient leurs tisserands à chômer (sans indemnité), ou à faire des heures supplémentaires, argumentent ainsi « La rapidité des communications internationales a modifié considérablement les conditions générales du commerce. Les délais de livraison sont tellement limités qu’il faut augmenter la production ou refuser les commandes. » En 1900, le vœu est exprimé qu’il soit « laissé à l’industriel et comme il l’entendrait, le crédit d’heures de travail qui lui est alloué pour une semaine (de 66 heures). Le concept de « flux tendu » que nous croyons moderne, est déjà là. En 1903 l’Union des Syndicats Patronaux du Textile va également dans le sens de la tolérance laissée au patron dans l’organisation du travail.
En 1901, la Chambre d’Elbeuf s’exclame « Bien souvent les lois dites ouvrières présentent le caractère de lois de combat, et non des lois de conciliation. Toujours le patron et l’ouvrier sont considérés comme des adversaires, et l’on oublie que le patronat doit, au contraire, être considéré comme son conseiller, son protecteur et son guide (…) elles arrivent à surexciter les passions, à décourager les chefs d’industrie, à envenimer les rapports avec les ouvriers et finalement à la ruine et à la fermeture de l’entreprise. »
Malheureusement, tous les travailleurs ne s’opposent pas d’emblée à ces arguments. Le débat social s’inscrira dans la longue durée de l’histoire car, comme l’écrit Michel Pigenet dans une belle formule, pour les salariés « Il s’agit de lutter contre les charmes trompeurs de l’égoïsme individuel. »
Le patronat argumente sur d’autres thèmes : sur l’intérêt bien compris du salarié lui-même de s’opposer au Code du travail (1910),: sur la liberté individuelle, sur la moralité, car les femmes, enfants, adolescents qui, ne travaillent pas, seront « soumis à des influences funestes » ; par l’antiparlementarisme (demande de cesser de légiférer à tout propos), handicap de l’économie française « Il ne serait pas juste que nous nous trouvions dans un état d’infériorité par rapport aux fabricants allemands » ; (argument fort en 1887).
Les conflits du travail se multipliant, un projet de loi est déposé en 1899 visant à organiser et réglementer l’arbitrage obligatoire, à l’élection de délégués ouvriers. L’opposition patronale est vive : « Toutes les fois qu’une question a pu être traitée directement entre le patron et l’ouvrier, l’entente a été généralement facile. Il n’en a pas été de même quand sont intervenus des tiers n’ayant d’autre but que de produire leur personnalité, de se créer par leur intervention des titres à un mandat politique, et de se faire ainsi un marchepied pour leur ambition. » (14 janvier 1901).
La loi sur les accidents du Travail (1898) provoque un tollé, comme la création du Conseil supérieur du travail (1899) ou celle sur l’hygiène et la sécurité (1903).
En 1917, l’institution des délégués d’atelier dans les usines pour éviter des grèves ; en 1919, celle des premières conventions collectives ne dureront qu’un temps, face à l’opposition de la Confédération patronale (CGPF) comme à celle des patrons des petites entreprises.
La CFTC elle-même après sa création (1919) est visée. Ayant eu l’audace de réclamer l’institution d’Allocations Familiales, les patrons du Textile Roubaix-Tourcoing iront jusqu’à déposer une plainte au Vatican contre le syndicat chrétien !
Sur la nécessité de créer des congés payés annuels, les Chambres de commerce suivant celle de Douai (1930) considèrent que « les conditions de l’ouvrier dans l’industrie sont actuellement parfaitement salubres et ne nécessitent aucunement la période de détente nerveuse appelée congé, qui est nécessaire aux cadres et aux employés et demandent que la proposition de loi soit rejetée par le Parlement ».
Les conquêtes sociales de 1936 sont bien connues. Triste période pour le patronat ! Par contre dès novembre 1940 le directeur de la principale usine drapière d’Elbeuf s’exclame : « Comment n’aurais-je pas profité de cette magnifique occasion pour essayer de réaliser enfin une idée corporative qui m’était chère depuis de nombreuses années ! Nous devons aider à l’accomplissement de l’œuvre entreprise par le Maréchal dans le domaine social ». C’est la mise en place des syndicats professionnels français préconisés par le colonel de la Roque. Il a en mémoire les grèves de 1936, celle du 30 novembre 1938, revanche patronale où les délégués d’atelier grévistes ont été licenciés. Ernest Blin lui-même, pourtant écarté par l’aryanisation, adhère aux discours de Pétain sur « les mauvais bergers » et pour « haïr le mensonge qui nous a fait tant de mal ».
A la lumière de l’actualité, ces quelques exemples (développés dans des travaux précédents) démontrent la permanence de la rhétorique patronale sur le Code du travail et sur les conquêtes sociales.
3 avril 2016